Tchad: " C'est la première fois que je suis expulsé d'un pays", indique Reed Brody
Venu à N'Djaména pour présenter son ouvrage sur l'ex-président, Hissène Habré, l'avocat américain a été expulsé du Tchad. Il revient ici sur cette expulsion.
Âgé de 71 ans, Reed Brody était au Tchad pour présenter son ouvrage sur la"traque" judiciaire de l'ancien président Hissène Habré.
Il a été interpellé peu avant le debut de la conférence de présentation de son livre avant d'être mis dans un avion à destination de Paris le mercredi 2 octobre au soir. Au micro d'Eric Topona, Reed Brody revient sur les circonstances de son expulsion.
DW: Reed Brody, bonjour. Que s'est-il passé ?
Reed Brody: J'étais allé au Tchad pour me rendre compte de la situation des victimes de Hissène Habré et surtout pour comprendre le processus de réparation de ses victimes qui avaient commencé en février. Dans ce contexte, j'étais invité par la section culturelle de l'ambassade des Etats-Unis, en partenariat avec le Centre d'Etudes et de Formation pour le Développement (CEFOD) pour animer un panel de discussion sur l'affaire Habréavec ma consœur Jacqueline Moudeina. Et juste avant que la conférence ne commence, on nous informe que la conférence est suspendue et on nous a regroupé dans une petite salle avec les responsables du CEFOD avec plusieurs militaires, des hommes en uniforme qui nous ont informés que la conférence était suspendue.
Ils nous ont dit qu'ils avaient reçu des ordres et qu'ils allaient exécuter ses ordres. Et ils m'ont obligé à les suivre jusqu'au quartier général de la Direction générale des Renseignements et d'Investigations (DGRI). Et là, j'ai passé à peu près deux heures dans les différents bureaux des renseignements. J'étais accompagné par l'avocate tchadienne, Delphine Kemneloum Djiraibé, à qui je rends hommage et qui ne m'a pas laissé seul, même quand on l'a priée de rester dehors. On m'a posé beaucoup de questions. Pourquoi cette conférence? Pourquoi je n'ai pas demandé d'autorisation ? Alors que ce n'était pas moi qui avait organisé la conférence, j'ai été invité par l'ambassade des Etats-Unis au Tchad. Finalement, on m'a amené dans ma chambre d'hôtel où on m'a gardé encore pendant trois quarts d'heure. On m'a fait faire mes valises et puis on m'a amené à l'aéroport et on m'a expulsé.
DW: Avez-vous eu un visa d'entrée au Tchad?
Reed Brody: Évidemment, j'ai un visa. J'ai deux passeports et j'ai un visa sur mon passeport hongrois. Parce que ça prend quelques semaines pour avoir le visa tchadien et je devais entre-temps voyager aux États-Unis. Donc j'avais besoin de mon passeport américain. Mais ils ont trouvé ça bizarre que j'ai deux passeports. Ce n'est pas une raison de m'expulser. J'étais entré régulièrement au Tchad. On n'arrive pas au Tchad sans visa.
"C'est la première fois que je suis expulsé d'un pays" (Reed Brody)
DW: Pensez-vous que les autorités tchadiennes s'acharnent contre vous à cause de votre engagement en matière de défense des droits de l'Homme?
Reed Brody: Je ne sais pas pourquoi tout cela est arrivé. C'est peut être la 20ᵉ fois que je suis allé au Tchad. C'est certainement la 15ᵉ fois que j'organise, que je participe à une conférence publique justement au CEFOD. Je suis assez familier des Tchadiens et du Tchad. J'y vais depuis régulièrement 25 ans. Et c'est la première fois que cette situation m'arrive. D'ailleurs, c'est la première fois dans mes 40 ans de militant des droits humains, d'avocat international qu'on m'expulse d'un pays.
DW: Vous vous êtes beaucoup battu pour la tenue du procès Hissène Habré au Sénégal avec d'autres confrères tchadiens comme Maître Delphine Kemneloum Djiraibé ou Jacqueline Moudeina. Sous Déby père, vous n'avez jamais subi ce qui vous est arrivé. Le régime du fils serait-il plus liberticide que celui du père?
Reed Brody: Je ne peux pas comparer le père et le fils. Il est évident que depuis les événements d'octobre 2022 et la mort de Yaya Dillo, il y a beaucoup de choses qui fâchent. Mais, je ne peux pas parler des choses que je ne connais pas bien. Je crois que les ONG organisent régulièrement des conférences de presse. Mes collègues de Human Rights Watch, mes ex-collègues, viennent de publier un rapport très important sur les prisons et le sort des prisonniers du 20 octobre 2022. Sans problème.
DW: Vous êtes venu à N'Djaména pour présenter un livre sur le procès Habré. Pouvez-vous nous parler des grandes lignes de ce livre?
Reed Brody: Alors mon "La traque d'Hissène Habré : juger un dictateur dans un monde d'impunité " aux éditions Karthala, raconte le combat pendant 18 ans d'une poignée de survivants déterminés, engagés dans la poursuite d'un tyran qui pensait avoir échappé à la justice. Donc, je retrace comment notre équipe d'enquêteurs internationaux de victimes, comment on est parvenus à exhumer des preuves, saisir des tribunaux, convaincre des gouvernements réticents, sensibiliser l'opinion afin de traduire en justice Hissène Habré.
DW: Dernière question, que vous inspire la situation des droits de l'homme au Tchad, actuellement depuis les évènements du 20 octobre 2022?
Reed Brody: Une fois de plus, je ne peux pas donner mon point de vue. Moi, j'étais au Tchad pendant 24h avant qu'on ne m'expulse. Donc je ne peux pas parler en général de la situation des droits humains au Tchad. Il faudrait dire qu'il n'y a pas eu justice pour les victimes du 20 octobre 2022, pour l'assassinat de Yaya Diallo. On avait promis une enquête internationale indépendante. Je ne la vois pas. Donc malheureusement, je pense que c'est l'impunité toujours qui règne et je pense que mon expulsion ne parle pas bien de la situation des droits humains. Je vous renvoie au rapport de Human Rights Watch et d'Amnesty International qui en parlent avec beaucoup plus de détails.
DW: Merci beaucoup Reed Brody pour votre témoignage.
Reed Brody: Merci
Interview réalisée par Eric Topona de Deutsche Welle