Après le départ de la France, vers quels partenariats se tourner pour le Tchad ?
Alors que la présence militaire française s’efface peu à peu, le Tchad doit naviguer dans une reconfiguration géopolitique complexe. Avec un Sahel toujours plus instable et des besoins pressants en matière de sécurité et de développement, les Émirats arabes unis (EAU) et les États-Unis apparaissent comme des partenaires stratégiques incontournables. Mais ces alliances, bien que prometteuses, ne sont pas sans implications pour l’autonomie du pays.
Une rupture historique avec la France
Le retrait progressif des forces françaises du Tchad symbolise la fin d’une ère. C’est une page qui se tourne. En décembre 2024, un premier contingent de 120 soldats a quitté le sol tchadien, trois semaines après la suspension de l’accord militaire entre Paris et N’Djamena. Pendant des décennies, la France a été le garant de la stabilité militaire du pays, en fournissant soutien aérien et assistance dans la lutte contre les rébellions armées. Cependant, ce partenariat historique est désormais éclipsé par une montée du sentiment antifrançais dans la région et l’incapacité perçue de Paris à contenir la menace jihadiste au Sahel.
Ce retrait, tout en répondant aux attentes d’une population lassée des ingérences étrangères, expose N’Djamena à de nouveaux défis. Car pour le Tchad, la situation régionale est critique. Avec un voisin soudanais ravagé par la guerre civile depuis 2023 et un Niger déstabilisé par un coup d’État militaire la même année, N’Djamena se retrouve en première ligne face aux effets de contagion de ces crises. La menace des groupes terroristes affiliés à Al-Qaïda, à Boko haram et à l’État islamique s’ajoute à la fragilisation économique causée par l’instabilité régionale.
Les six coups d’État qui ont secoué le Sahel depuis 2020 sont symptomatiques d’une fragilité politique généralisée, exacerbée par une méfiance envers les anciennes puissances coloniales.
Mahamat Idriss Déby Itno, élu président en mai 2024 après avoir dirigé une transition amorcée en 2021, sait qu’il doit désormais s’appuyer sur d’autres alliances pour sécuriser son pays, préserver son unité nationale et soutenir le développement économique d’un pays où plus de 40 % de la population vit encore sous le seuil de pauvreté.
Les Émirats arabes unis : un partenaire sécuritaire et économique
Les Émirats arabes unis se positionnent depuis plusieurs années comme un partenaire stratégique pour le Tchad. En 2024, Abu Dhabi a accordé un prêt concessionnel de 300 milliards de francs CFA (environ 457 millions d’euros) avec un taux d’intérêt préférentiel de 1 % sur 18 ans, inédit dans environnement économique de taux élevés où son voisin nigerien s’était endetté quelques mois plus auprès du partenaire chinois à 7% en plus avec la garantie pétrolière. Ce financement, représentant près de 15 % du budget annuel tchadien, est destiné à soutenir des projets dans les infrastructures, la cybersécurité et l’agriculture.
Mais au-delà des chiffres, les Émirats jouent également un rôle clé sur le plan sécuritaire. En 2023, après le coup d’État au Niger et l’intensification de la guerre civile au Soudan, Abu Dhabi a livré des véhicules blindés et des équipements militaires au Tchad pour renforcer ses capacités face aux menaces transfrontalières. Dans un geste humanitaire, les Émirats ont également construit des hôpitaux à la frontière soudanaise pour répondre à l’afflux de réfugiés. Et entre le 25 décembre 2024 et le 15 janvier 2025, les EAU ont fourni pas moins de 1 000 tonnes d'aide humanitaire, avec 30 000 colis alimentaires, pour renforcer la sécurité alimentaire au Tchad.
Les relations entre les deux pays sont aussi fortement forgées par des échanges commerciaux. Et elles ne datent pas d’hier. En 2019 déjà, le commerce entre les Émirats et le Tchad atteignait 411 millions de dollars. Dès 2018, lors du premier comité mixte à Abu Dhabi, des accords avaient été signés pour éviter la double imposition et protéger les investissements. Dans la même période lors d’une table ronde à Paris, les Émirats avaient annoncé qu’ils comptaient engager 150 millions de dollars via le Fonds d’Abu Dhabi pour le développement pour soutenir le Plan national de développement 2017-2021 du Tchad.
Cependant, cette coopération étroite soulève des interrogations sur une éventuelle dépendance du Tchad vis-à-vis d’Abu Dhabi, notamment en ce qui concerne l’accès aux ressources naturelles tchadiennes, telles que l’or et l’uranium. Mais pour l’heure, ce partenariat apparaît comme un levier essentiel pour stabiliser un pays confronté à des défis multiples.
Les États-Unis : un soutien discret mais stratégique
De l’autre côté de l’Atlantique, les États-Unis se démarquent par une approche discrète mais structurante. En 2024, Washington a alloué 150 millions de dollars d’aide humanitaire au Tchad, principalement pour gérer la crise des réfugiés soudanais. L’USAID finance également des projets de sécurité alimentaire et de résilience communautaire, avec pour objectif de renforcer les bases économiques locales.
Sur le plan sécuritaire, les États-Unis apportent un soutien significatif à travers leurs drones, utilisés pour surveiller les mouvements jihadistes dans le Sahel, et leurs programmes de formation militaire destinés aux forces tchadiennes. En 2024, le gouvernement tchadien a sollicité les services de Triarii International Consulting Group, une société militaire privée américaine dirigée par l'ancien colonel des Marines Joe Cabell, pour des missions de formation et de conseil en matière de sécurité
Contrairement aux Émirats, Washington privilégie une approche moins ostentatoire, en évitant les critiques potentielles de néo-impérialisme.
Et pour Déby, le partenariat américain offre un équilibre dans la diversification des alliances, tout en assurant un soutien militaire de pointe. Cependant, l’engagement américain reste limité par rapport à celui des Émirats, laissant au Tchad la nécessité de jongler entre ces deux puissances et parfois d’autres, pour répondre à ses besoins urgents.
Vers une diplomatie multipolaire
Pour le Tchad, la diversification des alliances est devenue une nécessité. Mais ce pari est risqué. En se tournant vers les Émirats et les États-Unis, Mahamat Idriss Déby Itno espère réduire sa dépendance à l’égard de la France tout en consolidant la stabilité du pays. Cependant, ce repositionnement stratégique pourrait entraîner des déséquilibres, tant sur le plan économique que politique.
À l’heure où la région bascule dans une nouvelle ère de recomposition des influences, le Tchad s’affirme comme un laboratoire de la diplomatie multipolaire au Sahel. Mais dans ce jeu complexe, chaque décision comptera. Derrière ces choix se dessinent aussi des calculs politiques internes : renforcer la souveraineté nationale, consolider le régime en place et répondre aux attentes d’une opinion publique lassée des anciennes alliances.
Pour le Tchad, l’enjeu est clair : assurer sa souveraineté tout en évitant de devenir le terrain de manœuvres des grandes puissances. Une équation délicate, dans un Sahel plus fracturé que jamais.